La présence de Rached Ghannouchi au mariage de Bayrem Kilani alias Bendirman a fait couler beaucoup d’encre très acide.
Bayrem Kilani est tombé dans la marmite politique dès l’adolescence, alors que son père, grande figure de la gauche, était prisonnier politique dans les geôles de Bourguiba.
Considéré comme l’un des symboles de la jeunesse de gauche, les faits de résistance de Bayrem seraient trop longs à exposer. Il a été de toutes les batailles politiques, a connu la prison, la bastonnade, les agressions policière, le bannissement, l’exil, bref, pratiquement tout ce que l’activisme politique peut vous apporter comme malheurs lorsque vous vivez sous une dictature.
Personnellement, je l’ai rencontré la première fois sur un plateau TV, le 15 janvier 2011. Moi fils d’un fidèle de Bourguiba, lui fils d’une victime de Bourguiba, avions les mêmes idées: sortir la Tunisie de son trou noir politique et en faire un pays de justice et de prospérité. 7 ans plus tard, malgré la merde (usons des termes idoines) nous avons toujours le même idéal.
Bayrem, dans les différentes épreuves qu’il a vécues, a rencontré toutes sortes de gens, il a fréquenté tout le spectre politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Il connaît, sur le bout des doigts, les syndicats, les partis, les personnalités. Il a fréquenté tout ce monde et, comme tous ceux qui sont confrontés au réel, il s’est souvent entendu avec des gens qui avaient des idées politiques radicalement différentes des siennes, car, derrière les idées, il y a l’humanité et un objectif final auquel tout le monde aspire: le mieux vivre. Certains veulent baliser ce chemin de mosquées, d’autres d’universités, d’autres de barbelés, chacun ses convictions. La différence est dans l’esprit. Certains usent de la politique pour s’enrichir, d’autres pour dominer et d’autres, enfin, pour tenter d’élever leur communauté à un plus haut degré de civilisation. Mais au delà des idées, l’esprit demeure et c’est lui qui rassemble et qui, parfois, fini par développer de nouvelles idées qui transcendent les carcans des manifestes importés.
Rached Ghannouchi, pour ceux qui l’ignorent, avait plutôt des idées de gauche et il partageait tout ce qui va avec… tout. Cela paraît étonnant, mais c’est le signe que le monde est mouvant, dans tous les sens.
Que beaucoup d’entre nous détestent Ghannouchi, ou le haïssent même, c’est normal. Il a transformé le rêve progressiste de 2011 en un cauchemar islamiste… même si les pseudo progressistes de ce pays sont pour beaucoup dans la genèse de ce cauchemar. Ensuite, Ennahdha, comme ses prédécesseurs au pouvoir, n’a fait que se servir en se faisant payer – grassement – son militantisme. Elle a fait envoyer des milliers de jeunes tunisiens et tunisiennes se battre ou se faire baiser, ou les deux, en Syrie. Enfin, ce mouvement, comme son alter ego Nida a fini par couler le pays dans un bain de nullité, de saleté et de corruption, et comme son alter ego Nida, il a le culot de déclarer avoir sauvé ce pays du chaos.
Certes, tout cela fait que beaucoup considèrent Ennahdha comme une ennemie de la Tunisie et pour eux, il n’y a aucune négociation possible avec ce mouvement et son gourou, d’où cette réaction viscérale contre Bayrem Kilani, surtout que cette poignée de main n’a pas eu lieu dans une réunion politique ou sur un plateau médiatique, mais à son mariage. Le symbole est fort… même s’il n’est pas voulu.
Maintenant, et c’est là que Bayrem Kilani va au delà de ce que pensent ceux qui connaissent les pensées et arrières pensées des islamistes, il y a une nécessité sociale, celle de la coexistence pacifique, il y a un constat économique, celui de la ruine de la Tunisie dont très peu de Tunisiens mesurent les effets à venir, et enfin, il y a une réalité, celle de l’extrême danger de voir la Tunisie sombrer dans le chaos, et les prémices sont là, toutes les valeurs se sont effritées, la violence, le vol, le viol se sont généralisés, la misère s’est installée et l’État s’est délité.
Reconstruire n’est pas un choix mais une nécessité, sans quoi, la Tunisie connaîtra des décennies de sauvageries, et tout est réuni pour cela: un Président de la République qui fait passer son fils avant l’intérêt national; un Chef de gouvernement qui élimine toute les capacités pour s’ériger en leader alors qu’il n’a fait qu’enfoncer encore plus le pays dans ses crises en y ajoutant de nouvelles; une Assemblée théâtrale où chacun à son « diable dans la poche », des départements ministériels au bord de l’étouffement… nous connaissons tous le diagnostic, mais qui connaît le remède?
Au delà de toutes ces dramatiques et dangereuses réalités, il y a des millions de Tunisiens et de Tunisiennes qui veulent croire en l’avenir. Chacun d’entre eux à ses problèmes, mais aussi ses idées, ses croyances, sa mentalité. Est-il possible d’écarter des pans entiers de la population parce qu’ils n’ont pas les mêmes idées que nous? Est-il possible, pour les islamistes, de faire abstraction des progressistes? Et vice versa? Comment? En opérant un génocide? En réactivant la dictature? L’exclusivisme est ridicule et la Constitution comme l’ensemble des partis politiques tunisiens l’excluent. Il faut essayer très sérieusement de dépasser ce moyenâgeux réflexe.
Ennahdha l’a dépassé, certes, en gardant toutes ses arrières pensées, cela va de soi qu’il ne s’agit que d’un calcul politique.
Une grande partie des progressistes ne l’a pas dépassé. Or cette rigidité dessert le mouvement car le domaine de la politique n’est pas celui de la morale, c’est celui de la stratégie et des tactiques.
Celles d’Ennahdha sont claires: entrer dans la société par toutes les ouvertures possibles, et celle du mariage de Bayrem en est une, particulièrement symbolique: le Cheikh a marqué là un but exceptionnel, un véritable coup de ciseaux.
Par contre, nous, progressistes, au lieu de faire de même, d’aller vers toutes les ouvertures possibles pour parler de l’histoire, de l’avenir, de technologies, d’énergies, d’idées, de projets, de culture, d’art, de loisirs, de vision et de prospérité, nous nous suffisons d’une médiocrité et d’une autosatisfaction immuables. Nous ne savons plus débattre, ni échanger, ni travailler, ni nous réunir, ni définir ce que nous voulons, ni déterminer comment nous devons y aller. Résultat: nous n’avons plus rien à communiquer.
Bayrem, lui, chaque jour que Dieu fait, va dans les campagnes chanter, discuter, exposer, il va dans les quartiers pauvres rencontrer les extrémistes, les laissés pour compte, les drogués, les misérables, les ignorants, les chômeurs, les voleurs. Bayrem va voir les jeunes intégristes déçus par leur engagement, Bayrem leur esquisse une autre vie, un autre monde, et il fait mouche. Contrairement à ceux qui nous gouvernent, Bayrem, en saluant le Cheikh et ses alliés, ne fait pas de concessions, il ne recule pas, il n’abandonne pas ses idées et encore moins ses convictions, au contraire, il part, avec, à la conquête des esprits. Une poignée de mains se fait dans les deux sens, souvenons nous en…
Tout le bonheur du monde aux jeunes mariés.