« Notre guerre à tous », « Union sacrée », « Il faut laisser la Sureté nationale loin des manœuvres politiciennes », « Tous unis contre le terrorisme » etc. Les médias fourmillent, depuis hier de ces formules vides qui n’expriment en rien la réalité. Bien au contraire, elles dissimulent des erreurs politiques majeures qu’elles contribuent à perpétuer.
Beaucoup de rumeurs depuis l’attaque de dimanche, à commencer par l’inévitable théorie du complot qui, depuis quelques années tente d’expliquer tout ce qui se passe en Tunisie par le conflit entre les Emirats et le Qatar qui se feraient la guerre, en Tunisie, par l’intermédiaire d’Ennahdha et de Nida. Sauf qu’Ennahdha et Nidaa vivent une extraordinaire histoire d’amour et qu’ils ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre, se suffisant, dans cette guerre purement orientale, de ponctionner du fric à chaque fois que c’est possible, à tous les râteliers.
Autre rumeur : « L’information sur l’attaque de dimanche était connue des Renseignements tunisiens » nous dit-on, mais elle n’a pas été « traitée ». Cette rumeur est peut-être fondée, mais il s’agit d’une erreur classique dans l’histoire de l’antiterrorisme mondial. Par exemple, dans les mois qui ont précédé le 11 septembre 2001, chaque jour, les renseignements US recevaient des alertes et les transmettaient aux décideurs. Au début, ces derniers réagissaient, mais au bout de quelques mois, las de ces alertes incessantes, ils n’y faisaient plus attention. Les rapports des Renseignements émis les jours précédant le 11 septembre étaient particulièrement alarmants, mais les décideurs, dont Georges W. Bush lui-même, ne les ont pas lus… D’autres l’ont fait, d’où ces rumeurs sur « certains le savaient ». Oui, certains le savaient, non parce qu’ils étaient impliqués, comme les amoureux des complots aiment à le dire, mais parce qu’ils étaient plus attentifs que les décideurs.
En Tunisie, depuis plus de six mois, les rapports des Renseignements n’arrivent même plus sur les bureaux des décideurs, ou alors ils y arrivent vides, ou presque. Pourquoi ce laisser aller alors que le terrorisme n’a jamais cessé de menacer le pays? Il a pour cause directe une terrible crise qui a littéralement paralysé l’institution sécuritaire.
La question de la police républicaine
La formule la plus répandue du temps de la dictature était « soit tu es avec moi soit tu es contre moi » et le « avec moi » signifiait souvent des écarts importants par rapport aux fondamentaux du métier de policier. Aujourd’hui encore, plusieurs hauts cadres de la sureté payent cher, souvent de façon injuste, leur proximité avec le pouvoir de l’ancien régime. En mai dernier, la chambre criminelle de la cour d’appel militaire de Tunis a rendu ses verdicts: 10 ans de prison pour Ali Seriati, 7 ans pour Adel Tiouiri, l’ancien Directeur Général de la Sureté Nationale, et 18 ans pour Jalel Boudriga, l’ex Directeur Général des Unités d’Intervention. Les procès traînent depuis la révolution, ce qui a largement donné à certains cadres sécuritaires le temps de réfléchir sur leur nécessaire neutralité dans l’exercice de leur fonction.
Cabales contre le ministère de l’Intérieur
Mais si une bonne partie des cadres de l’Intérieur ont compris la leçon, les politiques, eux, ont continué à vouloir soumettre l’Intérieur. C’est ainsi que depuis janvier 2011, l’institution sécuritaire a été l’objet de cabales et purges qui ont souvent touché et éliminé des cadres honnêtes et compétents, or, en même temps, l’après-révolution a engendré une terrible insécurité qu’un ministère de l’Intérieur affaibli n’a pas pu contrer. Pire encore, à partir de 2012, des centaines d’incompétents notoires ont été placés par la Troïka à des postes de responsabilité. Loin de défendre la neutralité d’une police qui se veut républicaine, ils étaient parfois proches des milieux extrémistes qui s’agitaient un peu partout dans le pays et s’entraînaient dans les montagnes du centre, provoquant la réaction d’une société civile attentive. Mais les autorités de la Troïka avaient alors rétorqué qu’il ne s’agissait que de séances de sport et d’oxygénation.
Au même moment, un « ordre nouveau » était promu par les intégristes, que ce soit dans les rues, les mosquées, les prisons, au vu et au su des dirigeants de la Troïka qui justifiaient leur absence de réaction par le respect des libertés. Mais la société civile et l’appareil sécuritaire, attentifs et profondément hostiles à ces tentatives de transformation de la société, n’ont pas cédé.
Les intégristes sont alors passé à des actions d’un autre niveau avec des assassinats politiques et des actes terroristes, provoquant des dizaines de victimes, surtout parmi les forces armées qu’ils voulaient « dé-républicaniser ». Entre temps, des milliers de jeunes étaient embrigadés et transportés en Syrie et 1000 à 1500 Tunisiens avaient rejoint les milices terroristes en Libye.
L’arrivée au pouvoir de Nidaa
Après les élections de fin 2014 et l’arrivée au pouvoir de Nidaa, plusieurs terroristes sont revenus en Tunisie pour y fomenter des attentats. Le 18 mars 2015, 2 mois après l’installation du gouvernement Habib Essid, deux terroristes mitraillent les visiteurs du Musée national du Bardo, exécutant 24 personnes et en blessant 45.
Malgré les énormes erreurs sécuritaires qui ont permis cette attaque, le ministère de l’Intérieur, paralysé par une entente cordiale entre les deux alliés aux pouvoirs — Nidaa et Ennahdha — ne subit aucun changement efficient.
3 mois plus tard, le 21 juin, un terrible attentat frappe Sousse puis, en novembre un troisième attentat frappe la Garde présidentielle au cœur même de Tunis, à 100m du ministère de l’Intérieur. Révoltés par la paralysie de l’appareil sécuritaire, les spécialistes de la sécurité ont haussé la voix et finalement été entendus par Béji Caïd Essebsi qui ordonna de mettre à la tête des service de sureté des compétences confirmées dont Imed Achour, connu pour son honnêteté et son efficacité, nommé à la tête du service le plus stratégique de l’Intérieur, la Direction des Services Spéciaux. Pour le seconder dans la lutte contre le terrorisme — principale priorité — Achour désigne Saber Laajili, un cadre également connu pour son intégrité et ses compétences, à la tête de la Direction de la lutte Antiterroriste.
Achour commence par mettre à l’écart des Services Spéciaux 256 cadres nommés au temps de la Troika. Le travail de Renseignement reprend alors sérieusement et de façon hermétique. Des agents « action » sont envoyés sur toutes les zones terroristes et une grande partie des compétences se concentre sur la Libye, c’est en effet de là que sont venus tous les terroristes des attentats de 2015.
Le bombardement US de Sabratha
Le 19 février 2016, sur la base de renseignements fournis par la partie tunisienne, un raid aérien américain frappe une maison à Sabratha et tue une cinquantaine de terroristes, dont de nombreux Tunisiens. Des rescapés sont arrêtés, ils avouent à leurs geôliers de Fajr Libya qu’ils préparent la prise de Bengardène. Le chef de Fajr Libya, Abdelhakim Belhadj, fait parvenir l’information à son ami, le fameux Chafik Jarraya qui s’empresse de la transmettre à ses amis très hauts placés. La source n’est peut-être pas très recommandable, mais l’information est très importante, instruction est donnée à Achour et Laajili de rencontrer Jarraya dont les renseignements sont alors recoupés avec ceux des Renseignements tunisiens. Ils concordent, Achour et ses collègues de la Garde Nationale et de l’armée prévoient alors un dispositif sécuritaire exceptionnel à Bengardène.
Bengardène
Le 2 mars 2016, un premier affrontement a lieu à El Aouija, près de la frontière avec la Libye. Cinq terroristes sont tués ainsi qu’un civil. Le 7 mars, à l’aube, une centaine de terroristes lancent une attaque d’envergure sur Bengardène. Elle commence par l’assassinat, à leur domicile, de deux responsables de la lutte antiterroriste. Les terroristes, divisés en plusieurs groupes et bénéficiant de la complicité de cellules locales, attaquent de façon simultanée la caserne de l’armée, le Secteur de la police et le QG de la Garde Nationale. D’autres sillonnent la ville avec des mégaphones en annonçant qu’ils sont « l’État islamique ». Ils appellent la population à les soutenir. Deux des trois attaques échouent immédiatement, seule l’attaque de la Garde Nationale se poursuit, mais l’armée et la police, libérés par l’échec des attaques les visant, arrivent à la rescousse. Ils sont encouragés par la population qui fait preuve d’un incroyable engagement, les assiste et les informe. A la mi journée, les terroristes fuient, ils sont pourchassés. Dans la journée, une cache d’armes est découverte à l’intérieur de la ville. Des soldats se prennent en selfie avec des cadavres de terroristes, les photographies font le tour du monde. L’effet sur les populations est important: pour la première fois, ce sont les terroristes qui sont montrés dans un piteux état. La peur change de camp.
Dans l’après-midi, le bilan est de 36 morts et 7 prisonniers parmi les terroristes et sept civils tués, dont un enfant de douze ans. Les forces de l’ordre ont perdu douze hommes et comptent quatorze blessés.
Dans les jours qui suivent, 19 autres terroristes sont tués…
Le terrorisme est stoppé
Plusieurs réseaux terroristes ont été démantelés, des caches d’armes importantes, susceptibles de frapper très fort le pays, ont été découvertes et les réseaux de terroristes en Libye mis à mal. Le fléau est pratiquement annihilé.
L’affaire du complot contre l’État
Mais suite à un imbroglio juridico politique, ceux qui sont à l’origine de bien des progrès sur le dossier de la lutte contre le terrorisme, Imed Achour et Saber Laajili, ont été arrêtés et, selon plusieurs sources judiciaires, très artificiellement mêlés à une affaire de « complot contre l’État » dans laquelle est impliqué le fameux Chafik Jarraya. C’est ce rapport avec Jarraya qui a entraîné l’arrestation de Saber Laajili puis de Imed Achour qui l’avaient pourtant vu sur instruction de leur hiérarchie! De plus, dans l’exercice de leur délicates fonctions, les gens du Renseignement sont habilités à rencontrer le diable, si ceci peut les aider dans leurs investigations antiterroristes, ce qui fut largement le cas.
Comment les avocats de Achour et de Laajili expliquent-ils leur arrestation? « Le dossier du « complot contre l’État » s’étant révélé particulièrement vide et insignifiant, les décideurs n’ont pas trouvé mieux que d’y impliquer des sécuritaires pour justifier le maintient en détention de Chafik Jarraya, devenu le symbole de la pseudo réussite de la « lutte contre la corruption », déclare l’un des avocats.
Il est en effet absurde que ceux qui, précisément, ont éliminé la menace terroriste, soient soupçonnés de « complot contre l’État ».
L’avocat ajoute : « caracoler dans les sondages vaut bien, pour certains dirigeants, l’honneur de deux hauts cadres de la police et la quiétude de leurs familles ».
Crise de confiance entre sécuritaires et politiques
L’arrestation des principaux dirigeants de l’Antiterrorisme a entraîné une grande crise de confiance entre le pouvoir et les hauts responsables de l’Intérieur. Ces derniers, dans le cadre de leur travail de renseignement, ont besoin de la confiance des politiques, or ces derniers, en arrêtant injustement Achour et Laajili puis en déplaçant plus de 100 cadres après le limogeage du ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem, ont fini par paralyser la Sureté Nationale.
Le retour du terrorisme
Ces manœuvres purement politiciennes ont fini par provoquer ce que tout le monde redoutait : le retour du terrorisme, pourtant annihilé depuis 2016 à la suite d’efforts gigantesques définitivement perdus.
Plusieurs alertes ont précédé la terrible attaque de dimanche 8 juillet mais les cadres du renseignement, témoins des arrestations arbitraires de leurs supérieurs, de leur emprisonnement, de leur dégradation, de leur humiliation et du malheur jeté sur toute leur famille, simplement parce qu’ils ont fait leur travail avec abnégation, se sont mis à douter de la réelle volonté des responsables de lutter contre le terrorisme et ont arrêté leurs investigations, de peur de subir le même sort.
Lorsqu’on est en guerre contre le terrorisme et que de la réussite de cette guerre dépend l’avenir du pays, on ne joue pas avec l’intégrité des hauts cadres en les accusant à tort de complot contre l’État alors que ces gens là ont été les premiers sur le front, à défendre, justement, l’État.
En définitive, les terroristes avaient pour complices l’inconséquence de nos gouvernants et leur aveuglement.