Hannibal Barca, fils d’Hamilcar, n’était pas seulement le chef suprême de l’armée carthaginoise. Il faut saisir la véritable dimension du personnage pour mieux apprécier les rapports qui prévalaient entre Hannibal et les sénateurs de Carthage qui ont fini par le trahir, comme ils l’ont fait avec son père, Hamilcar, 40 ans plus tôt.
Depuis Hamilcar, la famille Barca est un véritable « État dans l’État », elle est même bien plus puissante que l’État carthaginois stricto sensu. Il faut revenir quarante ans plus tôt, à la « Réforme d’Hamilcar » pour saisir la dimension réelle acquise par les Barca.
La politique à Carthage était l’apanage de deux partis principaux, d’un côté les Conservateurs, pour la plupart de très riches oligarques qui disposaient de puissants réseaux commerciaux et voulaient un État faible et à leur merci et de l’autre côté les Réformateurs qui, comme leur nom l’indique, voulaient réformer la société par l’intermédiaire d’un État plus puissant, apte à défendre la République de Carthage contre les assauts répétés d’une Rome conquérante.
Hamilcar, chef du parti Réformateur et héros de la Guerre de Sicile, dépossédé de sa victoire contre Rome par le Sénat carthaginois (ici), et de la Révolte des Mercenaires, avait imposé à ses adversaires politiques une réforme qui accorde à l’armée le choix de son chef. Cette réforme a eu des conséquences considérables sur la suite des événements.
Après avoir enlevé aux oligarques leur contrôle sur l’armée, Hamilcar, nouveau commandant en chef élu par l’état major, a conduit les forces carthaginoises vers l’ouest de l’Afrique du Nord. Arrivé à Tanger la phénicienne, il a traversé le Détroit de Gibraltar et, prenant pour base les villes phénicienne d’Andalousie, il a occupé la riche péninsule ibérique et y a fondé un État ibéro-carthaginois avec pour capitale Alicante (Akra Leuké).
Il faut mesurer l’importance de cette œuvre qui a permis à Carthage de compenser la perte de ses territoires et d’acquérir les moyens militaires et financiers de se défendre contre les poussées impérialistes de Rome qui lui ont fait perdre la Sicile, la Sardaigne et la Corse et détruit une bonne partie de son système commercial.
Après la mort d’Hamilcar, ce richissime État ibéro-carthaginois, s’est développé sous le pouvoir de son gendre Hasdrubal puis sous celui de son fils Hannibal qui a étendu sa zone d’influence jusqu’aux Pyrénées.
Hannibal, pour marquer l’empreinte fédérale et non impérialiste de son pouvoir, a épousé Imilça une princesse ibère.
Quand Rome déclare la guerre à Carthage, le responsable de la sécurité de Carthage, Hannibal, n’est pas un simple général mais un chef d’État doublé d’un chef militaire de toute la zone d’influence carthaginoise. C’est à dire du Golfe de Syrte en Libye jusqu’aux Pyrénées. En réalité, Hannibal est alors bien plus puissant que tous les dirigeants de la métropole réunis et il gère un État dont les revenus sont bien plus importants que ceux de la République de Carthage.
Il faut avoir cela à l’esprit lorsqu’on parle de la Deuxième Guerre punique. Les riches et puissants sénateurs de Carthage, partisans du vieux système parlementaire carthaginois qui laisse peu de pouvoir à l’exécutif, redoutent le pouvoir personnel des Barca, cette famille qui a mis en place un Etat ibéro punique dont l’efficience administrative n’a rien à voir avec celle du régime parlementaire carthaginois.
Dans la guerre menée contre Rome, les oligarques de Carthage ne considèrent pas Hannibal comme un allié, mais comme un grand rival politique, porteur d’idées réformatrices, révolutionnaires. Hannibal est pour eux bien plus dangereux pour leur pouvoir que ne l’est Rome.
La « révolution » Hannibalienne
Hannibal, à la tête d’une véritable coalition internationale rassemblant des Libyens, des Carthaginois, des Numides, des Ibères, des Gaulois, des Italiques, des Sardes, des Baléares, des Grecs, etc., provoque, lors de son offensive en Italie, une véritable « méta révolution »: dans toutes les régions ayant perdu leur indépendance, les démocrates démettent les aristocrates soumis à Rome et font allégeance à Hannibal… C’est cette véritable méta révolution démocratique que les oligarques carthaginois redoutent, car elle constitue le prélude de leur sortie de la scène politique. Pour cette raison, ils sont prêts à s’entendre avec leurs pairs, les sénateurs romains, contre Hannibal.
En -205, Hannibal reçoit enfin les renforts qu’il attend depuis 10 ans.
Hannibal, depuis le début de la guerre, n’a jamais obtenu de renforts de Carthage. Résultat: dès qu’il a le dos tourné, les peuples qu’il libère sont très sévèrement punis par Rome. Son armée étant trop réduite pour qu’il puisse disperser ses forces et défendre ses nouveaux alliés, il est obligé de demander des renforts à ses frères qui sont eux aussi confrontés aux armées de Rome en Espagne.
En – 207, Hasdrubal Barca était déjà arrivé en Italie à la tête d’une armée, mais il est tombé avec tous ses hommes à la bataille du Métaure. Hannibal a alors été obligé d’appeler son second frère, Magon, à la rescousse. Il a ainsi pratiquement vidé l’Espagne de ses forces Carthaginoises pour pouvoir en finir avec Rome sur son territoire. Cet abandon de l’Espagne sera la goutte qui fera déborder le vase. Les oligarques de Carthage à la vision étriquée et qui étaient loin de partager le projet politique et stratégique d’Hannibal, ne lui pardonneront jamais d’avoir abandonné la riche Espagne pour poursuivre sa guerre en Italie.
En – 205, 13e année de la guerre, Hannibal voit enfin arriver son plus jeune frère Magon à la tête d’une flotte et d’une armée. Magon ne débarque pas au sud de l’Italie, déjà occupé et sécurisé par Hannibal, mais au nord. L’objectif est de préparer minutieusement la victoire finale sur les armées de Rome qui, depuis Cannes (-216) évitent de se frotter à Hannibal.
204 av. J.-C., Scipion débarque en Afrique, Carthage demande la paix.
Un an après l’arrivée de Magon au nord de l’Italie, Scipion, le futur « Africain », débarque sur le territoire de Carthage, du côté de Ghar el Melh (Porto Farina).
Hannibal n’a pas cru nécessaire d’agir contre Scipion dont l’armée est formée de soldats non professionnels qui ne représentent aucun danger pour Carthage. Cependant, Scipion remporte une bataille (Bataille des Grandes Plaines) du côté de Souk Larbaa, dans l’est de la Tunisie. Cette défaite ne met nullement en danger Carthage, mais les sénateurs carthaginois sautent sur l’occasion (ils ne rappellent même pas Hannibal et Magon qui disposent des meilleures armées du monde) pour signer un armistice. Nous sommes en 203 av. J.C. La guerre se termine donc en queue de poisson, par la volonté des sénateurs de Carthage, alors qu’Hannibal et Magon étaient en train de préparer l’offensive finale contre Rome.
Entre autres conditions de la paix de 203, Hannibal et Magon quittent l’Italie et Scipion rentre à Rome triomphant. C’est ainsi que se termine la Seconde Guerre punique.
Dans la version romaine des faits, Polybe invente une nouvelle déclaration de Guerre et une nouvelle bataille, Zama, qui aurait vu Hannibal défait par Scipion et la nouvelle défaite reconnue par un nouveau Traité, celui de 202. Mais ces éléments ne résistent pas à l’analyse et c’est bien le Traité de 203 qui met fin à la guerre, tout ce qui est postérieur à ce traité est une pure invention de l’historien officiel de Rome, Polybe (unique source en la matière, tous les autres écrits ont disparu), qui a écrit plus de 50 ans après les faits. Il l’a fait pour la grandeur de Rome et la Gloire de son maître Scipion Emilien, petit fils de l’Africain.
En réalité, la défaite de Carthage n’a jamais été militaire, ce sont les oligarques de Carthage qui ont trahi Hannibal et stoppé la guerre alors qu’Hannibal préparait sa double offensive finale.
Les sénateurs carthaginois ont profité de l’arrivée de Scipion sur leur territoire pour stopper la guerre avant qu’Hannibal, qui avec l’arrivée en Italie de son frère Magon avait enfin reçu les renforts nécessaires pour en finir définitivement avec l’armée romaine, ne rentre à Carthage en héros absolu. D’ailleurs, Tite-Live lui-même rapporte cette phrase d’Hannibal prononcée lors de son retour à Carthage: « [me] voilà donc vaincu, non par le peuple romain, [que j’ai] tant de fois taillé en pièces et mis en fuite, mais par le Sénat de Carthage, instrument de la calomnie et de l’envie. La honte de mon retour donnera moins de joie et d’orgueil à Scipion qu’à cet Hannon, qui pour abattre notre famille n’a pas craint, à défaut d’autre vengeance, de sacrifier Carthage.»*
Hannibal après la guerre
Après son retour à Carthage, Hannibal demeurera le chef de l’armée puis deviendra, 9 ans après la guerre, président de la République (Suffète). Il opérera de nombreuses réformes pour réduire l’influence des oligarques. Il fera de grands travaux, utilisera l’armée pour planter les oliveraies du Sahel, remettra debout l’économie de Carthage puis ira en Orient pour poursuivre sa lutte contre l’impérialisme de Rome.
En orient, Hannibal sera plusieurs fois conseiller militaire, deux fois amiral, il gagnera de nombreuses batailles, il construira deux villes (Brousse et Artaxata) et écrira deux ouvrages. Il mourra 20 ans après la guerre, à Libyssa, en Bythinie (actuelle Turquie).
* Tite-Live XXX, 20.