Sur ordre du jeune roi de France Louis XIV, un corps expéditionnaire de 6 500 hommes appareille de Toulon le 2 juillet 1664. Trois semaines plus tard, il mouille devant Jijel (ou Djidjelli), en petite Kabylie (Algérie), à mi-distance d’Alger et de Tunis.
Il a pour mission d’occuper le littoral afin de mettre fin au piratage exercé par les Barbaresques des régences d’Alger, Tunis et Tripoli, avec la complaisance de leur suzerain ottoman. En réalité, Louis XIV a besoin de briller.
De nombreux historiens ont ignoré cette première tentative de conquête de l’Algérie par la France. En 1661, le jeune roi n’a que 22 ans et la mort de Mazarin lui permet de gouverner. Encouragé par Colbert, il rêve d’un coup d’éclat militaire. Qui frapper ? Pas les Espagnols, avec qui il vient de signer le traité des Pyrénées, pas l’Angleterre, son alliée. Faute de mieux, il menace le pape, mais celui-ci se couche au premier avertissement. Alors, qui combattre?
C’est le chevalier Paul, grand marin, qui lui refile la mauvaise idée : éliminer les corsaires barbaresques qui terrorisent la Méditerranée. Immensément célèbre, ce héros de la marine royale fascine le roi avec ses récits de batailles. A priori, le conseil est louable, car les corsaires d’Afrique du Nord pillent sans relâche les navires de commerce et n’hésitent pas à effectuer des raids à terre pour collecter des esclaves. La perspective d’en finir avec les corsaires nord africains emballe le souverain.
La décision est donc prise de déclarer la guerre aux pirates barbaresques. Mais pas question de les combattre en mer où ils sont invincibles. Le Roi-Soleil donne son feu vert à une opération terrestre en Afrique du Nord.
Le gros problème, c’est qu’à cette époque la flotte française est constituée de vieux rafiots comme la Lune et le Soleil, à peine capables de naviguer. Les galères de guerre ne valent pas mieux. Mais, surtout, le pays manque cruellement d’officiers de marine de qualité. En dehors du chevalier Paul et d’un ou deux autres marins, la marine est entre les mains d’aristocrates incompétents. À commencer par le grand amiral de France, le duc de Beaufort, petit-fils d’Henri IV et cousin du roi. La construction navale est donc relancée, et plusieurs missions navales de reconnaissance vont renifler les places fortes de l’ennemi. Finalement, la décision de débarquer sur la côte de Barbarie est prise en 1664 par Colbert. La cible choisie est Djidjelli, un port fortifié situé à mi-chemin entre Alger et Tunis. C’est la première tentative française de conquête de l’Algérie. Elle va s’achever sur un fiasco que le Roi-Soleil se gardera d’ébruiter (l’écrivain Jean Teulé rappelle le drame dans Le Montespan).
L’expédition est placée sous le commandement du duc de Beaufort, cousin du roi et petit fils d’Henri IV. Sous ses ordres, le comte de Gadagne dirige l’armée et le chevalier Paul la flotte. Il est secondé dans ce rôle par Abraham Duquesne. Font partie de l’expédition, l’Ordre de Malte, les Provinces-Unies et l’Angleterre.
L’expédition est un parfait exemple d’incompétence. Le 2 juillet 1664, la flotte quitte Toulon pour les îles Baléares où elle récupère des galères de l’ordre de Malte. Finalement, ce sont 63 bâtiments et 9 000 marins et soldats placés sous le double commandement du comte de Gadagne et du duc de Beaufort qui débarquent à Djidjelli le 22 juillet. La partie de plaisir annoncée devient un cauchemar. La ville est prise, mais les troupes françaises y sont bloquées par une résistance plus forte que prévu, les habitants multiplient les escarmouches contre l’occupant. Ils reçoivent le soutien de janissaires du dey d’Alger. Beaufort abandonne les hommes à terre pour mener la flotte face à Alger, probablement pour attirer les janissaires. Mais l’expédition tourne au cauchemar et le 31 octobre, la décision est prise de rembarquer les hommes à bord de quatre navires envoyés en renfort : le Dauphin, le Soleil, le Notre-Dame et la Lune. Plusieurs centaines d’hommes meurent dans la pagaille de l’embarquement. Ce qui devait être l’immense victoire saluant l’avènement d’un jeune souverain tourne à la défaite humiliante.
Parmi les navires qui embarquent à la hâte les rescapés du siège figure un grand et vieux vaisseau, La Lune, surchargé par plus de 1200 hommes hommes et faisant eau de toutes parts. Le 5 novembre, les quatre vaisseaux pleins à craquer parviennent à rallier Toulon malgré leur état. À bord de la Lune, une centaine d’hommes se relaient aux pompes. En voyant débarquer le corps expéditionnaire, l’intendant de la marine du Levant, est pris de court. Jamais il n’aurait imaginé une défaite. La dernière livraison de la Gazette de France se gargarisait encore des succès français. Que faire des quatre navires bourrés d’hommes qui s’empresseront, une fois descendus à terre, de répandre la nouvelle de la défaite ? L’intendant prétexte de la peste sévissant en Provence pour renvoyer les quatre bâtiments en quarantaine à Porquerolles. Ce qui est bien entendu absurde, puisque la peste est déjà à Toulon, et pas en Afrique du Nord. Mais il n’a pas trouvé d’autre excuse pour neutraliser les marins et les soldats tant qu’il ne recevra pas d’autres ordres du roi. Voilà pourquoi il intime à la Lune d’appareiller malgré son triste état. La veille, 400 hommes ont été transférés sur un autre vaisseau, mais la Lune n’a pas le temps de quitter la rade. Avec un énorme craquement, le navire se fend en deux. Le capitaine veut faire tirer un coup de canon pour ordonner aux marins et aux soldats d’évacuer, mais les eaux engloutissent déjà le bâtiment de guerre. Seule une vingtaine de matelots présents sur le pont ont le temps de grimper dans un canot de sauvetage. Sitôt à bord, ils s’empressent de repousser à coups d’aviron et de pique les quelques autres naufragés qui veulent se hisser à bord derrière eux et menacent de faire couler le canot. Le seul autre navire présent sur place, le Saint-Antoine, ne parvient à récupérer qu’une poignée de survivants à moitié morts. Malgré ses quatre-vingts ans, le capitaine réussit à rejoindre le rivage, agrippé à une planche. C’est l’un des rares hommes à savoir nager. Il y aurait seulement vingt-quatre survivants. Tous les autres coulent avec le navire. Quant au reste des soldats et des marins placés en quarantaine sur l’île de Porquerolles, une grande partie mourra d’épuisement, de maladie, de faim et de soif. C’est ainsi que Louis XIV parviendra à étouffer la nouvelle de la défaite et conservera son honneur.
L’épave du bateau, remarquablement conservée, sera retrouvée en 1993, par hasard, au large de Toulon.