Kerim Bouzouita est docteur en anthropologie et spécialiste des médias. Il décrypte pour La Nation la dernière sortie médiatique du chef du gouvernement.

L’apparition de Youssef Chahed, lors d’une interview accordée à El Hiwar Ettounsi, avec toute la formation gouvernementale derrière lui, dans le public, a créé une polémique, votre avis ?
Il serait exagéré de dire que l’apparition est « polémique ». Disons plutôt qu’elle a inspiré des blagues sur facebook et certaines critiques. Par ailleurs, tous les membres du gouvernement n’était pas présents si vous regardez bien.
À mon sens, le choix est audacieux, et quand on parle d’audace, on parle de prise de risque. Et en communication politique, il y a toujours cette équation sensible à prendre en compte : est-ce que le risque vaut le coup politiquement ?
L’idée était, dans l’absolu, intéressante, mais son domaine d’application le semble moins. Je m’explique. Dans un contexte de tension entre plusieurs signataires du Pacte de Carthage et de rumeurs de dissensions entre les composantes du GUN (Gouvernement d’union nationale), il était important de fermer immédiatement la porte à toutes les spéculations au risque d’une crise plus difficile à contrôler et d’un effritement de l’autorité symbolique du chef du gouvernement. Et la meilleure manière de passer un message reste l’image. Et l’image de l’unité et de la solidarité gouvernementale est clairement lisible pour les téléspectateurs.
Cependant, le fait est là, les ministres qui se déplacent en groupe pour occuper les gradins d’un studio de télévision parmi un public de figurants professionnels, ce n’est pas l’idéal. Pour plusieurs raisons :
– sur le plan symbolique, c’est un renversement du rapport de forces entre le gouvernement et une chaîne de télévision. D’autant que le procédé privilégié par la chaîne pour cette émission a mis sur un pied d’égalité le chef du gouvernement et l’animateur, notamment dans le générique et le dispositif one to one symétrique de l’interview.
Tout ça aurait été intéressant dans un lieu de souveraineté de l’État, ainsi l’avantage du terrain – et du dispositif – serait revenu au chef du gouvernement. - Par ailleurs, le choix d’asseoir les ministres parmi les figurants, dans un studio très marqué, ne pouvait que provoquer le sarcasme collectif. Encore une fois, c’est une question de symbolique, c’est-à-dire du sens que cette image évoque pour les téléspectateurs. - Et contrairement à ce que l’ancien premier ministre de France avait réussi à faire dans Des Paroles et Des actes, en ramenant ses ministres avec lui, c’est le travail de la mise en lumière qui a pêché : tandis que les ministres de Valls étaient en éclairage direct, les ministres de Chahed étaient dans la pénombre. Cela casse l’équilibre et casse partiellement le message que voulait transmettre le chef du gouvernement. Sans compter le cadre qui n’avantageait pas les ministres.
Pour en finir avec cette question, au final, c’était une mauvaise idée puisque l’agora s’est focalisée sur cet aspect formel et a délaissé le contenu du discours, qui lui, était sujet à plusieurs polémiques dont la privatisation des banques publiques et l’allongement de l’âge de la retraite.
Youssef chahed est le plus jeune, peut-être le plus éloquent des chefs du gouvernement qui se sont succédé après la révolution. Or, il n’est ni le plus populaire ni le plus proche des jeunes. Est-ce un problème de communication ?
Est-il moins populaire ou moins proche des jeunes que les précédents chefs du gouvernement? Ce n’est pas évident à dire.
Quoi qu’il en soit, c’est une question de timing. Il arrive à la tête de l’exécutif alors que la rupture est consommée entre la classe politique et la majorité des citoyens. La confiance s’est effondrée à cause de la désillusion, du coup, la parole politique n’a plus grande valeur et sans valeur, elle n’est plus audible. Youssef Chahed est, selon les standards avec lesquels nous évaluons la performance en communication politique, l’un des meilleurs orateurs politiques actuel, bien que Béji Caïd Essebsi et Abdelfatah Mourou se détachent clairement du peloton, mais pour se faire entendre lors d’une crise de confiance, il n’a pas d’autres choix que de montrer l’action concrète de son gouvernement et de casser les codes dominants de la communication politique.
Selon EIN News, des experts britanniques organisent une semaine de formation en communication pour soutenir le gouvernement tunisien. Est ce que cette formation a porté ses fruits selon le comportement de Youssef Chahed et de ses ministres ?
La communication politique n’est pas une histoire de formation, d’ailleurs nous parlons d’un métier encore confidentiel et méconnu du grand public, celui de spin doctor. Ce n’est pas un métier qu’on apprend sur les bancs des grandes écoles, chaque spécialiste l’invente et le réinvente en fonction du contexte et de l’époque.