Ces dernières décennies, suite à divers travaux, l’histoire de Carthage punique (814-146 aec) a connu plusieurs bouleversements.
Pour faire le point, nous avons demandé à Abdelaziz Belkhodja, auteur d’une biographie sur Hannibal – Hannibal Barca, l’histoire véritable, Apollonia éditions, 2011 -, de nous parler de ces « nouveautés » concernant l’histoire de Carthage et de son plus grand héros, Hannibal, nouveautés qui, selon lui, ont rendu pratiquement caduque la désinformation romaine sur Carthage.
La Nation : Selon vous, pourquoi cette gloire ? Pourquoi y a-t-il 150 Carthage dans le monde, pourquoi ce thème est-il présent dans tous les musées et bibliothèques? Pourquoi son histoire est-elle enseignée partout, pourquoi la tactique d’Hannibal est-elle, aujourd’hui encore, étudiée dans les meilleures académies militaires de la planète?
A. Belkhodja : Carthage a été fondée par une princesse fuyant la tyrannie, Carthage a inventé la république, elle a mis en place un système commercial qui comprend tout l’espace méditerranéen et qui va jusqu’au Golfe de Guinée au sud et jusqu’en Angleterre au nord, elle a connu une ascension fulgurante, sa zone d’influence politique allait du Golfe de Syrte, en Libye, jusqu’en Ibérie, elle est devenue le pays le plus riche du monde antique, « plus riche que les empires orientaux » disaient les Anciens. Elle a exporté ses institutions politiques. Elle détestait la guerre mais quand il a fallu la faire, elle fut la meilleure. Montesquieu a écrit : « la Seconde Guerre punique est le plus grand spectacle que l’Antiquité nous ait donné », d’où l’immense intérêt des lecteurs de tous les pays et de toutes les époques pour cette histoire où la richesse, la puissance, la guerre, la haine, l’amour, la grandeur et la décadence se sont mêlés. Carthage a également généré des personnalités de premier plan. Son plus grand héros, Hannibal, est surtout connu pour sa tactique, qui n’a jamais été égalée, mais il reste méconnu sur bien d’autres plans encore plus intéressants.
Comment une tactique militaire datant du 3e siècle avant J.-C. peut-elle rester d’actualité au temps des satellites?
Avec le temps, les éléments techniques changent: les éléphants sont remplacés par les tanks, la cavalerie par les avions, les arcs par les fusils, les catapultes par les lance-missiles, etc., mais l’agencement optimisé de tous les éléments – climat, terrain, armes, corps d’armée, psychologie, étude de l’adversaire, etc.– est un domaine très vaste où Hannibal a atteint la perfection. Mais aujourd’hui, l’intérêt pour Hannibal dépasse son génie tactique. Hannibal a fait la guerre pour un objectif noble, celui de tous les humanistes : un monde uni dans la paix et la diversité. En un mot : le fédéralisme, initié par Carthage de l’Andalousie jusqu’au Golfe de Syrte en passant par toutes les grandes îles. Hamilcar, puis son fils Hannibal, ont tenté d’exporter ce fédéralisme vers la rive nord de la Méditerranée. On peut conjecturer que l’État mis en place en Espagne par les Barcide était fédéral. Hannibal voulait exporter ce modèle vers l’ensemble de la Méditerranée occidentale. Durant la Seconde Guerre punique, il a annihilé l’impérialisme romain, mais il a été trahi par les siens. Sans cette trahison, Carthage aurait initié, à travers une fédération d’États, 1000 ans de paix en Méditerranée. L’histoire de la Tunisie est malheureusement celle des exceptionnelles occasions manquées, souvent à cause de la corruption de ses élites.
Hannibal n’est connu que pour ses qualités de guerrier. De quoi disposez-vous pour prouver vos dires sur ce projet fédéral d’Hannibal ?
Nous avons divers témoignages et textes, dont le Traité de Confédération, écrit, selon les Anciens, de la main d’Hannibal. Ce texte nous est parvenu, signé par Hannibal et le roi de Grèce, Phillipe V de Macédoine.
Hannibal n’était pas le général revanchard qu’on a toujours voulu nous présenter. Il était porteur d’un exceptionnel projet annoncé au Temple de Melqart à Cadix.
Que s’est-il passé dans ce temple?
Juste avant d’entamer sa grande marche vers l’Italie, Hannibal s’est déplacé au temple d’Hercule (Melqart, Hérakles) pour mettre en place sa propagande de guerre qui est celle-ci: Hannibal part vers l’Italie pour « ouvrir de nouvelles routes », « enlever les mauvais dirigeants et les remplacer par les bons » et enfin, « porter la civilisation ».
Sacré programme ! Mais ne s’agit-il là que de propagande de guerre.
Par sa grande marche vers l’Italie, Hannibal a effectivement ouvert de nombreuses nouvelles routes, dont celle des Alpes, ensuite, dans plusieurs grandes cités d’Italie, les forces démocratiques ont déposé les aristocraties fidèles à Rome et se sont ralliées à lui; et enfin, Hannibal est arrivé en Italie avec un plan de grande facture : redonner aux Italiens leur liberté confisquée, quelques décennies plus tôt, par l’impérialisme romain. Cette liberté est affirmée par le texte du Traité conclu après la bataille de Cannae entre Hannibal et le roi de Grèce , il peut parfaitement constituer le troisième volet de son plan, celui de « porter la civilisation ». C’est la raison pour laquelle le Carthaginois conserve, aujourd’hui encore, malgré la dilution de son message par 22 siècles de désinformation, une très grande aura. Bien des témoignages corroborent cette vision humaniste avant l’heure d’Hannibal. N’oubliez pas qu’il n’a jamais tué les civils, qu’il relâchait ses prisonniers non Latins (il négociait la libération des Latins avec Rome), que son armée ne comptait pas de mercenaires et qu’elle était composée d’une bonne douzaine de nationalités et enfin, que jamais ses hommes ne se sont rebellés contre lui, même dans les circonstances les plus extrêmes, ce qui prouve que l’épopée d’Hannibal était aussi celle des peuples méditerranéens.
Pourtant des chercheurs déclarent que les Carthaginois ne donnaient pas beaucoup de droits aux peuples qui vivaient dans leur zone d’influence, ce qui tranche avec vos dires.
C’est l’une des nombreuses désinformations romaines reprise allègrement par certains historiens adepte de la sincérité de Polybe qui pourtant n’était qu’un historien officiel de Rome. D’abord, Carthage n’était pas uniquement une cité, mais une République – Res Publica – avec des institutions particulièrement développées. La République de Carthage comptait, à côté du Sénat, une Assemblée du peuple compétente dans la résolution des conflits entre les suffètes (présidents de la République) et le Sénat. La République de Carthage respectait et protégeait les peuples de sa zone d’influence, qui avaient d’ailleurs les mêmes institutions. Et puis, comment voulez-vous que ces peuples aient été soumis à un statut inférieur, si la fine fleur de l’armée de Carthage, c’est à dire non seulement les soldats, mais aussi les officiers, en étaient issus? L’œuvre de toute la vie d’Hannibal était de libérer les peuples soumis. Comment aurait-il pu réaliser un tel programme si, chez lui, en République de Carthage, les peuples étaient soumis? Les témoignages, même romains, existent sur l’esprit civilisé des Carthaginois. D’ailleurs le plus grand ennemi de Carthage, Caton, homme du « delenda est Kartago », reconnaît que l’œuvre de développement réalisée par Hamilcar en Ibérie est exceptionnelle. Il le considère comme l’un des plus grands dirigeants de l’Histoire. Il l’a écrit dans une célèbre citation. Et ça vient d’un ennemi juré.
Et les assassinats d’enfants carthaginois ?
C’est une affaire rejetée aujourd’hui par les études scientifiques les plus sérieuses. Ceux qui s’accrochent encore à cette affaire sont mus par d’autres objectifs que ceux de la science. Diodore de Sicile, qui a le premier parlé de cette histoire de sacrifices est un auteur très peu crédible. Dans son œuvre, Diodore décrit des monstres ! Et puis, il y a l’argument choc: les historiens romains des premières sources, Polybe et Tite Live, bien que farouchement opposés à Carthage, n’ont jamais mentionné ces sacrifices !
Donc Carthage était loin de l’image que les Romains ont voulu faire passer ?
Les Romains ont voulu justifier leur terrible génocide des Carthaginois. C’est pour cela qu’ils ont diabolisé Carthage et éliminé tous les livres qui prouvaient quelle était une cité de paix et de liberté.
Carthage était riche ?
Immensément riche. Elle avait une agriculture d’avant garde et un commerce florissant, le premier du monde, ses navires allaient jusqu’au Golfe de Guinée, mais aussi vers l’Europe du Nord, il y a même des thèses étonnantes sur la présence carthaginoise en Amérique du Sud. Carthage était la New York de l’Antiquité, toute la richesse du vieux monde, l’Or, l’ivoire, les épices, l’uile d’olice, le vin … transitait par ses très nombreux comptoirs. Ses oligarques étaient d’une puissance financière infinie, ils formaient le parti Conservateur, ils voulaient maintenir un État faible pour garder une grande influence sur le pouvoir, c’est pour cela qu’ils ont comploté contre Hannibal qui était, rappelons-le, le chef naturel du parti réformateur, un mouvement qui, comme son nom l’indique, voulait que le rôle de l’État évolue.
L’histoire que vous nous présentez na rien à voir avec celle que nous connaissons. Nous ignorons tout de cet Hannibal réformateur.
Aujourd’hui, on ne se suffit plus de textes écrits par les ennemis de Carthage. Une nouvelle lecture se fait, et l’Hannibal qui en ressort n’a rien à voir avec le baroudeur qu’on a bien voulu nous présenter. Alors on comprend pourquoi depuis Rome jusqu’au Protectorat et sa « mission civilisatrice » qui se basait sur le césarisme et réfutait absolument le « droit des peuples à disposer d’eux mêmes », on a tenté d’effacer l’œuvre politique du Carthaginois. Hannibal voulait donner aux peuples leur liberté et aux rois leur dignité, comment voulez-vous qu’un tel personnage ait pu émerger dans un monde fondamentalement impérialiste ?
Et pourtant, malgré la désinformation, son image est restée positive…
Oui, parce qu’en Italie même, il était considéré comme un héros, le symbole de la résistance contre l’impérialisme. La résistance est l’essence de ce personnage. D’ailleurs Freud considérait Hannibal comme le symbole du principe de résistance et Hannibal « résiste » et aujourd’hui, son image « d’humaniste » avant l’heure, champion de la liberté des peuples, revient en force. Certes, Hannibal n’a pas réussi, à cause de la corruption des oligarques de Carthage, mais ce défi a vécu car Hannibal a failli l’emporter sur l’impérialisme. C’est ce qui fait sa gloire, c’est ce qui explique la passion qu’il provoque chez tous ceux qui le découvrent, malgré cette terrible désinformation deux fois millénaire.
Peut-on corriger l’histoire?
Les clichés ont la peau dure, mais l’histoire est en perpétuelle évolution grâce à des auteurs exceptionnels, dont Theodor Mommsen, Arnold Toynbee, Jean Pierre Brisson, Dominique Briquel, Yann Le Bohec, Yozan Mosig, sans oublier aussi plusieurs chercheurs tunisiens comme Messieurs Mustapha Chelbi, Ridha Hacen, Habib Baklouti, Khaled Melliti, Mohamed Hassine Fantar et bien d’autres. Ce sont eux qui ont ouvert le chemin de la réécriture de l’histoire de Carthage.
Mais personne n’est allé jusqu’à remettre en cause la bataille de Zama.
Oui, Zama, ce champ de bataille que personne n’a jamais trouvé. Comment une telle bataille, la plus importante de l’histoire de Rome, n’a pas vu son lieu décrit, localisé, marqué, par les Romains, pourtant si prompts à tout noter, à construire des routes, des monuments et à élever des arcs de triomphe ? Pourquoi connaissons-nous tous les lieux de bataille d’Hannibal, sauf Zama ? Comment expliquer qu’après Zama, Hannibal soit devenu président de la République alors que son « vainqueur », Scipion, a été accusé de corruption à propos – tenez vous bien – d’un traité de paix, et qui, à cause de nombreuses vexations, a été obligé de finir sa vie loin de Rome ? Et enfin, la preuve archéologique absolue, irréfutable, celle qui nous a été donnée par la datation du port militaire de Carthage. Il a été onstruit après Zama, alors que Polybe parle d’une défaite qui interdit à Carthage d’avoir une flotte de Guerre!
Le Port militaire a été construit après la paix avec Rome. Carthage avait donc le droit d’avoir une importante marine militaire. Par conséquent, le traité de paix tel qu’il a été rapporté par Polybe est faux.
Le port militaire, comme nous le voyons sur la reconstitution ci-dessus, pouvait contenir 220 navires alors que Polybe parle d’un traité de paix qui limite ce nombre à 10. Mieux encore, ce port était destiné à la réparation des navires de guerre, ce qui signifie que la flotte carthaginoise comptait au bas mot 1000 navires. Nous sommes très loin des 10 navires autorisés par le traité. Toute autre interprétation ne résiste pas à l’analyse, si Carthage a eu la possibilité de construire ce port, c’est que tout ce qui est postérieur au traité de 203 est pure invention de Polybe. Carthage a négocié la paix avec Scipion comme elle l’a fait quarante années plus tôt avec Catulus pour terminer la Première Guerre punique malgré les victoires d’Hamilcar. Dans les deux premières guerres puniques, les sénateurs et le gouvernement carthaginois ont préféré signer la paix avec Rome plutôt que de laisser les Barca triompher et prendre le pouvoir à Carthage, car la victoire de ces derniers aurait abouti à la refonte de l’État carthaginois et à la fin des privilèges des oligarques. Scipion a profité des dissensions politiques internes entre Conservateurs et Réformateurs pour mettre fin à la guerre.
Polybe serait un falsificateur?
Polybe de Mégalopolis a écrit 50 ans après les faits. Il faut étudier ce personnage. Il était l’otage/serviteur de l’Emilien, le destructeur de Carthage. Il a tout fait pour augmenter le prestige de son maître en déformant l’histoire de ses ancêtres qui sont précisément Scipion l’Africain – dont il a fait le vainqueur d’Hannibal – et Paulus Aemilius qu’il a absous de la terrible défaite de Cannae… Mais Polybe, dans son travail de falsification a été largement dépassé par l’État romain qui, en se transformant en empire et en lançant sa mission de domination sur le monde, ne pouvait accepter que l’histoire de l’invincible Hannibal, défenseur de la liberté des peuples, demeure aussi vivante.
Mais si Hannibal n’a pas perdu, comment s’est terminée cette Deuxième Guerre punique ?
En 205 av. J.C., Hannibal avait enfin obtenu les renforts qu’il attendait depuis 10 ans. Son frère Magon, déjouant le blocus de Scipion au nord de l’Espagne, est arrivé en Italie du nord par la mer. Il a occupé la Plaine du Pô et commencé à préparer sa jonction avec l’armée de son frère Hannibal, stationnée dans le sud.
Scipion, qui avait par deux fois échoué dans sa mission d’empêcher les armées des frères d’Hannibal, stationnées en Espagne, de joindre l’Italie, a appris, par l’intermédiaire d’un responsable carthaginois, que les sénateurs de Carthage voyaient d’un mauvais œil la victoire d’Hannibal, leur adversaire politique, sur Rome.
Scipion a décidé de donner à ces sénateurs carthaginois la possibilité de stopper la guerre avant que la jonction entre Hannibal et Magon ait lieu.
Il a réuni une petite armée et a débarqué en Afrique, près de Ghar el Melh. Après deux victoires contre l’armée de Carthage, les sénateurs en ont profité pour négocier la fin de la guerre. Carthage a signé l’armistice sans même rappeler Hannibal ! Scipion avait vu juste en comptant sur la traîtrise des ennemis politiques d’Hannibal.
Comment les sénateurs de Carthage ont-il pu trahir Carthage de la sorte!
Carthage était très puissante, très riche et la guerre avait épargné son territoire. Pour les oligarques de Carthage, ce conflit ne les concernait que très peu, c’était celui d’Hannibal qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils considéraient comme un étranger car il avait quitté Carthage à l’âge de 8 ans, quatre décennies plus tôt et surtout qu’ils redoutaient car, avec l’État Espagnol, qu’il dirigeait en même temps que les forces Carthaginoise, Hannibal, et avant lui son père et son beau-frère, était devenu plus puissant que la République de Carthage stricto sensu. Pour les sénateurs carthaginois qui, comme les républicains romains détestaient le pouvoir personnel, la victoire d’Hannibal sur Rome signifiait son triomphe politique, donc, les prémices d’un État fort qui aurait annihilé leur pouvoir sénatorial.
Mais après cette paix de 203, Polybe parle d’une reprise des hostilités.
Oui, et d’une victoire de Scipion sur Hannibal à Zama, mais l’imbroglio ne tient pas pour plusieurs raisons qu’il serait trop long d’énumérer ici. En somme, comme le précise le Dr Yozan Mosig, Polybe a inventé une victoire, Zama, et a fait de Scipion un héros, pour tenter de cacher la terrible humiliation dans laquelle Hannibal a jeté Rome durant toute la guerre. Pour Rome, la fin de la guerre était tronquée, il fallait l’embellir par une grande victoire sur Carthage et sur Hannibal. Polybe s’en est chargé.
Mais Carthage a bien fini par perdre !
Oui, un demi siècle après la « guerre d’Hannibal ». Hannibal avait disparu depuis longtemps et les oligarques n’ont jamais cessé de le trahir et de trahir ses idées. C’est ce qui a affaibli Carthage et l’a mise à la portée de Rome. Mais ce que l’on appelle communément la Troisième Guerre punique n’est qu’un lâche massacre d’une population civile désarmée, la fin programmée d’une puissante rivale économique. Il n’y avait pas de place, en Méditerranée pour deux systèmes politiques aussi antinomiques, l’un défendant la liberté, l’autre voulant la domination.
Hannibal est-il votre modèle ?
Avoir Hannibal comme modèle, ce serait vivre une frustration permanente. Hannibal est un véritable géant de l’Histoire.
Et Hannibal lui-même, avait-il un modèle?
Il en avait deux, son père, Hamilcar, le personnage le plus important de son temps, qu’il voyait à l’œuvre, et Alexandre le Grand, dont ses précepteurs grecs, Silénos et Sosylos, lui contaient l’histoire.
Et quelle est la place d’Alexandre le Grand face à Hannibal ?
Alexandre était un personnage hors norme, Hannibal lui a d’ailleurs beaucoup emprunté, non seulement à travers sa tactique que lui ont enseignée ses précepteurs, mais aussi à travers la geste alexandrine. Hannibal, comme Alexandre, a été un grand bâtisseur et il a travaillé à la fusion des peuples. La différence entre ces deux géants est au niveau du pragmatisme et du régime politique supportant la mission. Le défi d’Hannibal était fédéral, il a mis, pour le relever, tout son sérieux et toute son énergie. L’épopée d’Alexandre, elle, est monarchique, elle ne concernait, en somme, que sa personne, d’où la rébellion de ses hommes. Hannibal, lui, défendait une vision du monde, un projet politique parfaitement défini. C’est pour cela qu’Hannibal sort du lot, il avait une vision globale, il a mis en place son plan et l’a entamé avec une énergie exceptionnelle.
Donc, pour vous, Hannibal était supérieur à Alexandre ?
Adolphe Thiers, qui a été avocat, journaliste, historien et Président de la République française est bien mieux loti que moi pour en parler, il a laissé à propos des deux héros, une séduisante citation : « A côté de la vie d’Alexandre, à la fois si pleine et si vide, voici la vie la plus vaste, la plus sérieuse, la plus énergique qui fût jamais », celle d’Hannibal.
En fin de compte, pourquoi l’échec d’Hannibal ?
A cause de la peur qu’il provoquait chez les oligarques carthaginois qui craignaient, avec le triomphe d’Hannibal, un changement politique à Carthage qui serait passé d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. Les oligarques pensaient à leurs intérêts, Hannibal à celui de Carthage. Hannibal a en fin de compte perdu, mais son projet demeure. Beaucoup se battent, tous les jours, pour ses idées, il y a des milliers de livres, et il s’en écrit de plus en plus. Le Dr Yozan Mosig, aux États-Unis, a réuni 12 000 ouvrages qui se rapportent, plus ou moins directement, au personnage d’Hannibal. En somme, Hannibal est porteur d’une sorte « d’idéalisme historique ». Celui du triomphe de l’humanisme.
Hannibal humaniste avant l’heure ?
Oui, bien sûr. Au soir du triomphe de Cannae, quand son officier de cavalerie lui a déclaré qu’il fallait attaquer Rome, dont tous les soldats étaient couchés sur le champ de bataille, Hannibal lui a répondu : « je ne suis pas venu en Italie pour faire une guerre d’extermination, je suis venu pour l’hégémonie et la dignité de Carthage ». L’objectif du Carthaginois était de rendre aux peuples leur liberté et aux dirigeants leur dignité. Ce n’est pas de l’humanisme avant l’heure, c’est l’humanisme.
Hannibal vaincra ?
C’est le plus grand défi de l’humanité et c’est nous, Tunisiens, qui en avons la garde et peut-être même la responsabilité. La Tunisie a peut être raté beaucoup d’occasions, mais franchement, combien de personnages extraordinaires sont nés sur cette terre ou y ont vécu ? Quelle richesse historique ! La Tunisie a créé la République, la première Constitution de l’humanité, le système fédéral, le circuit commercial le plus élaboré de l’Antiquité, celui qui a permis non seulement au commerce de prospérer, mais aux religions et au savoir de se répandre. La Tunisie a donné naissance à un nombre faramineux de savants, elle a créé la science agricole, la division du travail, la notion de développement, elle a été le berceau du christianisme, elle est le pays de l’épanouissement du véritable islam, celui des lumières. Elle a, dernièrement, lancé le pavé de la démocratie dans la mare des eaux gluantes de la vie politique arabe. Bref, elle a une histoire exceptionnelle qu’il suffit peut être d’enseigner aux enfants, sans désinformation, pour qu’une nouvelle génération de Tunisiens conscients de la grandeur de leur pays, et des défis à relever, le hissent au firmament de l’humanité.
Le mot de la fin ?
Un jour, dans une école, alors que je posais, aux enfants de plusieurs classes réunies, une question assez difficile sur le sens du combat entre Carthage et Rome, un petit garçon d’à peine huit ans m’a répondu, de sa petite voix fluette : « c’est le combat entre la liberté et la dictature ». Vous savez, quand on a entendu ça, on peut s’en aller tranquille. La Tunisie aura un avenir florissant.