Dimanche dernier, une collision entre une embarcation chargée de migrants et une vedette de la marine tunisienne a fait des dizaines de morts. Seuls 8 corps ont été repêchés, à ce jour. La vedette militaire a pu sauver 38 migrants, mais certains l’ont accusé d’être à l’origine de cette collision. Ce drame a provoqué des manifestations, notamment à Kébili où des heurts avec la police ont éclaté après que les manifestants aient incendié une partie du siège de la Délégation de Souk Lahad. Selon certaines sources, parmi les disparus, on compte 11 jeunes originaires de Kébili.
L’artiste Bayrem Kilani, alias Bendirman, touché par le drame, a publié un statut qui a attiré, par l’émotion qui s’en dégage, notre attention. Nous avons tenu le partager.
Enfants nous étions nombreux dans mon quartier.
Quand tout le monde squattait la « byesa » la police nous arrêtait, sans aucun motif. Au poste, on nous recevait avec « ma tayasara » de gifles, et ils nous libéraient juste après.
Nous avons appris à appeler les riches « les autres », à subir les contrôles papier dans les quartiers chics. La police virait les jeunes de l’Avenue parce qu’ils avaient des « gueules de délinquants ».
Nous étions presque une quarantaine, voire plus.
La majorité de mes amis d’enfance ont quitté le pays, il n y a presque plus personne, certains ont essayé la « 7ar9a » plus de 10 fois.
Nous avons appris à détester cette Tunisie, nous avons appris le fameux dicton « roma w la entouma ».
Nous avons grandi avec les chansons de mezoued exprimant le souhait de toute une jeunesse de quitter ce trou.
Nous n’aimons pas la Tunisie qui fait le deuil du roi d’Arabie Saoudite mais dédaigne celui du peuple, de ceux qui sont considérés comme des petites gens.
Je vais peut être vous choquer, mais allez-y venez chez nous, imprimez 100 tee-shirts de Béji Caïd Essebsi, et 100 tee-shirts de Ben Laden, et vous verrez lesquels auront plus de succès.
Quand j’ai demandé à mon ami d’enfance s’il regrettait ses 9 ans de prison en Italie pour trafic de drogue, il m’a répondu : « en Tunisie je vivais pour ne pas mourir, en Europe j’ai vécu 5 ans plus intenses que mes 30 ans dans ce trou à rats ».
La Tunisie ne vit plus le duel entre modernistes et progressistes : la Tunisie est dans un clivage entre riches et pauvres, entre bleus et blancs, entre citoyens et sous-hommes.
J’ai eu la chance – ou le malheur – de connaitre les classes sociales, et les mots de haine d’un camp ou le mépris d’un autre résonne toujours dans ma tête .
Le naufrage de ce bateau est un cas parmi d’autres, mais c’est la preuve ultime que notre élite pratique une politique qui nous concerne pas, dans un pays qui nous concerne plus.
Cette jeunesse risque sa vie pour la vie, ironique oui, perdre sa vie pour une vie meilleure, mais c’est la triste réalité. Le fléau ne s’arrêtera jamais. Tant que le rêve d’une vie meilleure ne sera plus castré ici, tant qu’on ne pourra pas créer de nouveaux riches, des success stories, un système économique et social juste. Tant que nous vivrons avec l’impunité des « sang bleu ». Tant que la Tunisie sera gouvernée par deux villes. Tant que nos meilleurs talents quitteront le pays légalement avec un visa et une bourse, alors, on continuera à jeter des poubelles, à cracher partout, à braquer des gens, à voir dans la corruption la seule possibilité d’ascension sociale.
Parce que, tout simplement, ce pays ne nous appartient pas. Un deuil c’est un « détail », on le fera comme toujours entre familles.
Peut être qu’un jour nous serons considérés comme des citoyens tunisiens, c’est ce jour là seulement que tout commencera à changer .