Suite à un post de Abdelaziz Belkhodja relatif à la crise entre le gouvernement et l’UGTT, nous avons voulu en savoir plus. Interview.

Vous avez dit que le gouvernement coule les entreprises publiques et accuse l’UGTT, peut-on avoir une explication?

Aujourd’hui, alors que nous sommes en démocratie et que la liberté d’expression est assurée, le gouvernement use de tous ses moyens pour manipuler l’opinion publique. On aurait aimé qu’il use de son pouvoir pour travailler pour le pays, mais c’est loin d’être le cas et malgré le grand avertissement reçu lors des municipales, le gouvernement ne pense qu’à 2019 et, pour se déresponsabiliser, il manipule, à travers ses relais, l’opinion publique pour faire croire que les problèmes économiques du pays et principalement ceux des entreprises publiques, sont imputables à l’UGTT. Or l’analyse démontre que ces allégations sont fallacieuses. Ces sociétés qui, durant des décennies ont été les fleurons de l’économie nationale, ont été le plus souvent saccagées par leurs propres dirigeants, nommés par copinage ou clanisme. Prenons Tunisair par exemple, qui est une société très symbolique à ce niveau…

Après des décennies de bons et loyaux services, Tunisair serait devenue un boulet pour l’économie nationale?

Il faut réaliser que Tunisair aura 70 ans et qu’elle a été pionnière en Afrique et dans le monde Arabe. Depuis 1948, elle n’a quasiment jamais cessé de gagner de l’argent et d’être un agent central de l’économie et du tourisme . Jusqu’en 2001, Tunisair gagnait entre 60 et 100 millions de dinars par an, possédait des participations de nombreuses entreprises et était courtisée par les banques pour sa trésorerie qui était de l’ordre de 300 à 400 milliards (2010: 435 milliards), sans compter les entrées en devises qui étaient de l’ordre de 600 milliards par an (principalement en euro). Aujourd’hui tout cela est fini et Tunisair est devenu un véritable boulet pour l’économie nationale.

Comment est-ce arrivé?

Le saccage de Tunisair a commencé durant la dictature quand des avantages indus ont été accordés à la concurrence. La création en 2002 de la compagnie aérienne Karthago qui a fusionné avec NouvelAir en 2008, a fortement concurrencé Tunisair sur les lignes charter les plus juteuses, obligeant la compagnie nationale à s’en retirer. En outre, la concurrence a bénéficié d’une exemption de la TVA sur les recettes charter sous le prétexte qu’elles étaient des sociétés exportatrices alors que cette même activité sur la compagnie nationale était taxée.
Dans les années 2002-2003, dans des conditions opaques, Tunisair  externalise des activités essentielles: le catering, le handling, la maintenance des avions, les ventes à bord et l’informatique. Résultat: au lieu de donner plus de rentabilité à la compagnie, ceci a plombé ses chiffres puisque les tarifs facturés sont devenus exorbitant et en même temps la qualité du service s’est fortement détériorée.

Pourtant, en 2008, la compagnie a renouvelé sa flotte!

Cette décision est discutable, elle est basée sur des considérations politiques, elle a d’ailleurs été annoncée lors de la visite de Sarkozy, mais fait plus grave, elle comportait l’achat de gros porteurs long courrier dont un Airbus 340 qui soit disant était destiné à Montréal, alors qu’il s’agissait d’un avion destiné à remplacer le Boeing 737 présidentiel devenu trop petit pour la famille. Tunisair ne pouvant financer ce caprice, en juillet 2009 une loi est votée pour que Tunisair bénéficie de la même exemption de TVA que ses concurrentes. En même temps, et pour la même raison, Tunisair cède ses actions dans l’UIB.

Qu’est devenu ce nouvel avion présidentiel

L’A340 de Ben Ali a été livré en décembre, en même temps que la révolution. La décision la plus logique aurait été de le vendre. D’ailleurs, en mars 2011, le Conseil des Ministres présidé par Béji Caïd Essebsi décide de mettre à la vente les deux avions présidentiels (737 et Airbus A340). Mais, contre toute attente, la décision est prise de procéder  à l’aménagement de l’avion selon les plans décidés par Leila Ben Ali et ce sont 40 millions de dollars (à l’époque 70 millions de dinars) qui ont été affectés à l’aménagement, rendant l’avion personnalisé et invendable. L’Airbus A 340 présidentiel a d’ailleurs passé 4 ans à l’arrêt avant d’être cédé à perte à Erdogan pour 81 millions de dollars, soit le tiers de son prix d’acquisition. Tout cela à cause d’un aménagement décidé après la révolution. Précisons qu’aucune mesure n’a été prise contre ces décideurs. L’impunité a commencé très tôt dans la Tunisie post révolutionnaire.

Parlons de Tunisair après la révolution

En 2011, la compagnie a connu une très grave crise financière (146 millions de dinars de perte dont la moitié est partie en aménagement de l’avion de Ben Ali). De 120 MD en 2012, les pertes ont atteint 216 MD en 2013. Un plan de redressement et d’assainissement a été approuvé en 2013 par le gouvernement, ce plan a été révisé 3 fois en 3 ans, sans recevoir le moindre début d’application.

Que prévoyait ce plan de redressement?

Le plan prévoyait la fermeture des lignes déficitaires, le départ concerté de 1700 employés, le gel des recrutements et des augmentations salariales et la réduction drastique des coûts, or à l’inverse, la compagnie s’est mise à concrétiser l’achat des gros porteurs A 330 et à ouvrir des lignes, notamment Canada, Afrique sub saharienne et Khartoum, lignes structurellement déficitaires puisque ces vols ne couvrent même pas les couts. Ce qui est encore plus étonnant que de programmer des vols déficitaires, c’est l’abandon de lignes à haut potentiel, comme celles sur la Russie qui ont connu une augmentation exponentielle de passagers, d’ailleurs, la ministre du Tourisme a prévu pour cette année 600 000 touristes. Or à cause de cette gestion catastrophique de Tunisair, cette manne va complètement lui échapper. Pire encore, Tunisair s’est désintéressé de la Russie alors que les vols sur la Russie étaient largement rentables.

Pourquoi ce désengagement de Tunisair?

Pour viser, selon le PDG actuel, M. Mnakbi, l’ouverture d’un vol sur New York. Décision ridicule, somptuaire et financièrement catastrophique, comme si Tunisair dans cette situation, pouvait se permettre des opérations nécessitant un investissement énorme et à la rentabilité nulle. Pour les spécialistes de l’aérien, si on a l’intention de couler la compagnie, on ne s’y prendrait pas autrement car sur les lignes nord atlantiques, la concurrence est rude. A titre d’exemple, seules les majors, Air France, Lufthansa, Delta, American Airlines, Emirates et Turkish Airlines peuvent survivre dans cet environnement hautement compétitif.

Beaucoup évoquent également le sureffectif, l’UGTT n’y est-elle pour rien?

L’UGTT a effectivement obtenu en 2011 l’intégration des agents de la sous traitance ainsi que ceux des filiales qui ont été réintégrées, mais c’est la le rôle premier de la centrale syndicale: la défense des travailleurs. Toutes ses négociations sont dans ce but, le problème est que les gouvernements ne savent plus négocier. En privé, les autorités de l’UGTT elles-mêmes avouent leur étonnement devant l’absence de volonté de négocier du côté du gouvernement qui, pour lui plaire, accepte toutes ses demandes. Sinon, en ce qui concerne Tunisair, ce sont plus spécialement les abus de la Troïka — suite à l’amnistie générale – qui l’ont transformée en planque pour les amnistiés. Les effectifs de la compagnie ont été doublé, passant à près de 9000 employés sans affectations rationnelles puisqu’on a vu d’anciens cuisiniers convertis en agents administratifs et commerciaux. Ainsi, l’optimisation des effectifs, qui est du ressort de Tunisair et des autorités de tutelle n’a jamais été réalisée. Cela n’a rien à voir avec l’UGTT, il s’agit d’incompétence, c’est tout.

Quid de Tunisair et de la tutelle?

Pendant les 6 dernières années, bien que la compagnie ait cumulé 800 millions de dinars de pertes supportées par l’Etat, rien n’a été fait et le personnel a continué à bénéficier d’augmentations irresponsables se situant entre 500 et 1500 dinars, augmentations concernant notamment les pilotes et les techniciens avion. Comble de l’aberration, alors que la compagnie octroie des détachement aux pilotes et aux commandants auprès des compagnies du Golfe, elle se trouve en manque de personnel et procède au recrutement massif d’une trentaine de pilotes. En clair, Tunisair éloigne des pilotes chevronnés et bien formés pour créer le vide et lancer un recrutement de novices dont la formation est extrêmement longue et couteuse. Bref, depuis 2011, la compagnie a eu 6 changements de PD-G, qui, à des degrés variables, ont précipité la dégradation de la fiabilité de la compagnie et de ses services.

La fiabilité? vous pensez qu’il y a danger pour les passagers de Tunisair?

Dans une compagnie aérienne, Les erreurs et les fautes de gestion se traduisent non seulement par des pertes financières, mais par une dégradation de la fiabilité technique, de la sécurité des passagers et de la qualité du service. D’ailleurs la compagnie a connu plusieurs sorties de pistes, des retours en vol, des accidents sur le tarmac, sans oublier les retards systématiques, les vols de bagages, la dégradation des services au sol et à bord. Mais ce n’est pas tout, Tunisair, qui avait beaucoup de crédit auprès de ses fournisseurs a désormais acquis une notoriété de mauvais payeur auprès des caisses de sécurité sociale, des assureurs, des bailleurs de fonds, des fournisseurs de kérosène et de pièce détachées ainsi que des organismes d’assistance et des aéroports à l’étranger. Ceci a pour effet de mettre Tunisair dans la zone grise des compagnies dont la fiabilité peut être mise en doute, notamment à cause des retards accusés dans la réception des pièces détachées et dans le paiement des services d’assistance de tous genres. Tous ces déboires ont lieu dans l’impunité la plus totale. Aucun gouvernement  et aucun ministre du Transport n’a demandé des comptes aux PD-G. placés à la tête d’une compagnie qui a coûté 800 milliards au contribuable.

Comment l’actuel chef du gouvernement a-t-il géré le problème

Avec l’arrivée de Youssef Chahed à la tête du gouvernement, tout le monde s’attendait à la nomination, à la tête de Tunisair, d’un gestionnaire chevronné capable d’établir un plan de redressement et de faire adhérer à son exécution toutes les parties prenantes, or il n’a pas trouvé mieux que de désigner à la tête de la plus prestigieuse compagnie nationale un ex-pilote d’hélicoptère dont l’unique expérience en matière de gestion a été un passage (mai 2014-décembre 2016) à la tête de la Sonaprov: société de protection des végétaux dont les quelques avions légers d’épandage agricole ont connu de très graves et nombreux accidents dont l’un, mortel, a eu lieu le 4 mars 2015. Nous n’avons rien contre M. Mnakbi, mais comme de nombreux dirigeants, il n’est pas à sa place. La Tunisie compte des centaines de gestionnaires de qualité, alors pourquoi avoir été chercher un ex militaire si ce n’est par copinage? À sa nomination, en janvier 2016, M. Mnakbi, au lieu de compter sur les compétences de la compagnie, a intégré, par détachements, contrats de prestations de services, etc… plus d’une vingtaine de cadres, de directeurs et de directeurs centraux venant d’horizons divers: ministère de la Défense, Douane, ministère de l’Agriculture et médias étatiques et dont certains traînent des casseroles administratives et judiciaires. Mais le plus insolite a été la nomination  d’un « Conseiller Général pour les Affaires Juridiques et le Contentieux » qui bénéficie, sans aucune base légale, des avantages d’un directeur central. Pourtant, ce « Conseiller Général pour les Affaires Juridiques et le Contentieux » n’a ni les diplômes ni les compétences nécessaires pour accéder à cet emploi. Et il faut rappeler que Tunisair compte près d’une centaine de juristes expérimentés. Tout cela vous donne une idée de l’esprit qui prévaut en haut lieu. Par ailleurs, le PD-G. de la compagnie s’enorgueillit d’une nouvelle politique de fuite en avant qui consiste à louer des avions alors que la Tunisie possède la flotte nécessaire pour faire face aux besoins. La question de la vétusté des équipements (moyenne de 15 ans) est irrecevable car de nombreuses compagnies aériennes parfaitement fiables ont des flottes encore plus anciennes en parfait état de navigabilité. M. Mnakbi lui-même, en 2017, a affrété un McDonnel Douglas âgé de plus de 20 ans.

Comment expliquez-vous le silence des autorités de tutelle?

C’est bien plus qu’un silence, nous sommes au seuil de la complicité. En 2015, pour l’achat de deux Airbus A330 (long courrier) et devant le refus des banquiers internationaux de financer l’opération à cause d’un business plan fantaisiste, Sarra Rejeb, alors PD-G a demandé – pour la première fois dans l’histoire de la compagnie –, la garantie de l’État pour cet investissement de 500 milliards. Devant la commission des Finances de l’ARP, Tunisair a présenté un business plan qui prévoit d’utiliser ces avions pour Montréal, New York, Shanghaï, Pékin et Johannesburg et ce, sans étude de rentabilité fiable. Depuis, une seule ligne a été ouverte et elle est structurellement déficitaire. Désormais l’A330, au lieu de faire du long courrier (de plus de 7h) est utilisé pour des vols d’une heure sur Alger, Rome… ce qui, pour les professionnels de l’aviation est le summum du gaspillage et de la gabegie, c’est comme utiliser une moissonneuse-batteuse à la place d’une tondeuse à gazon. Aujourd’hui, alors que la compagnie est sous perfusion d’argent public pour éviter la cessation de paiement, l’État ne lui demande pas de compte sur ses engagements pris en 2015 devant les représentants du peuple et le gouvernement. Pourtant, tout défaut de paiement sera désormais supporté par le contribuable. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le FMI a décidé, depuis 2016, de placer Tunisair parmi les 5 entreprises publiques pour lesquelles l’Etat est obligé de rendre compte mensuellement des actions concrètes prises pour leur restructuration.

À quand la fin de cette dynamique de la fuite en avant?

La Tunisie ne tiendra plus longtemps dans les mains de ces gouvernants, premiers responsables de la situation catastrophique de l’économie du pays, et qui continuent à exiger des bailleurs de fonds internationaux qu’ils financent leur aveuglement. Ils se positionnent en défenseurs de la « transition démocratique » alors qu’ils sont les premiers à l’empêcher, à réactiver les réseaux de l’ancien régime, à contrôler les médias, à espionner les opposants, à user abusivement de la justice militaire et à détruire l’économie du pays. Pour se déresponsabiliser, ils montent l’opinion publique contre l’UGTT, l’accusant de couler les entreprises publiques et d’empêcher leur sauvetage par des revendications sociales infondées et des lignes rouges fantaisistes et ce, avec la plus mauvaise foi possible.
Il est loin le temps des bâtisseurs, voici venu celui des fossoyeurs, des pyromanes qui jouent aux pompiers en lorgnant les échéances de 2019.

Propos recueillis par la Rédaction

 


Quelques chiffres de Tunisair

Capital social : 106 milliards (75% l’État, 20% petits porteurs, 5% Air France)

Cours de l’action en 1995 : 23,5 DTU
Cours de l’action en 2018 :
0,560 DTU

Capitalisation boursière en 2009 : 264 milliards
Capitalisation boursière en 2012 :
150 milliards
Capitalisation boursière en 2018 :
59 milliards

Endettement envers l’OACA (janvier 2012) : 160 milliards
Endettement envers l’OACA (janvier 2018) :
615 milliards

Nombre de salariés : 8800

Flotte de Tunisair : 29 appareils.
Nombre d’avions en maintenance (mai 2018): 6 (un A320, un A319, un 737 sans moteurs, un ATR et un A 330)

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